L’art français de la guerre. Prix Goncourt 2011. Alexis Jenni
Posté par khalfi1 le 9 décembre 2011
Extrait
Les opérations duraient depuis plusieurs semaines puis ils rentraient à Alger. Ils tenaient soigneusement le compte des jours passés pour ne pas s’y perdre, le compte précis des semaines de soleil comme un liquide brûlant, de pierrailles à odeur de four, des fusillades dans la poussière, des embûches derrière les buissons, des mauvaises nuits sous les étoiles froides toutes présentes dans le ciel noir, des lampées d’eau tiède au goût de métal et des sardines à l’huile mangées à même la boîte. Ils rentraient à Alger en camion. Ils somnolaient à l’arrière sur les bancs, Salagnon à l’avant dans la cabine, tête contre la vitre. Ils ne rentraient pas tous, ils savaient exactement combien d’entre eux manquaient. Ils savaient combien de kilomètres ils avaient parcouru à pied, et combien en hélicoptère ; ils savaient le nombre de balles qu’ils avaient tirées, cela avait été compté par l’intendance. Ils ne savaient pas exactement le nombre de hors-la-loi qu’ils avaient tué. Ils avaient tué du monde, il ne savait pas qui exactement. Les combattants, les sympathisants des combattants, les mécontents qui n’osaient pas en venir aux mains, et les innocents qui passaient là, ils se ressemblaient tous. Tous morts. Mais peuvent-ils être innocents ceux qui croient l’être, alors qu’ils sont tous apparentés ? Si la colonie crée la violence, ils sont tous, par le sang, dans la colonie. Ils ne savaient pas qui ils avaient tué, des combattants sûrement, des villageois parfois, des bergers sur les chemins ; ils avaient compté le nombre de corps laissés à la pierraille, dans les buissons, dans les villages, ils avaient augmenté ce chiffre du nombre des corps qu’ils avaient vu tomber, disparus et emportés, et ceci donnait donc une somme, qu’ils enregistraient. (…) (p. 563)
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